En 1980, le Karaté en est encore à sa préhistoire. Mais, rapidement, les choses s’accélèrent pour aboutir à la reconnaissance par le CIO en 1998. Francis Didier est au cœur de cette histoire, comme entraîneur (1973-1995) puis comme DTN (1996-2001).

Vidéo, analyse du mouvement, apport d’autres sports… Aucun secret dans la réussite du Karaté français des 90’s, juste une méthode signée Francis Didier initiée dès les années 80.

Sa vision, sa méthode, Bruce Lee en heurts et malheurs du Karaté, le chemin vers les JO… L’actuel président de la FFKaraté nous raconte tout ça dans ce nouvel opus de son histoire. Episode 3 : 1982-2001, d’entraîneur à candidat présidentiel.

Par Ludovic Mauchien / Photos : DR


 

Ÿ 1982-1984 : L’arrivée des femmes : « ça cognait ! »

« C’est un tournant, encore une fois avec les Hollandais à la barre, notamment Van Mourik (4 fois championne du monde). Le Karaté féminin, ça cognait ! Avant leur entrée en compétition, elles avaient des kimonos noirs. Là, on est passé dans l’égalité, visuelle je parle. C’était la coutume de séparer les filles et les garçons. Je ne sais pas pourquoi.

Moi, j’ai voulu rassembler. Quand j’ai repris tout le collectif, j’ai mélangé les filles et les garçons. En 1984, il y avait une séparation, l’entraînement des juniors d’un côté, celui des Seniors d’un autre, puis de l’équipe et, ensuite l’entraînement féminin qui était fait par Serge Chouraqui. Il y avait Monique Amghar, Sophie Berger… Berger était plus dans la tactique et le contre, Amghar dans le combat ».

Ÿ 1984-1990 : La genèse de l’hégémonie

1-« A Montpellier, j’ai créé un monde de recherche »

« Ce n’est une méthode globale, c’est plutôt une analyse globale. Méthode voudrait dire que l’on invente des mouvements spéciaux. Non. L’idée était plus sortir du Karaté et de s’ouvrir sur un autre monde.

Il faut revenir à 1978 où je pars vivre à Montpellier. Quand je le dis à Guy Sauvin (DTN de l’époque), je sens dans son discours que, pour lui, c’est cuit pour moi. Mais c’est un titi parisien. Tout ce qui ne se passait pas autour de Paris… (il rit).

Mais en fait, à Montpellier, j’ai créé un monde de recherche. J’étais avec la boxe française, la boxe anglaise. Au club, j’avais un ring qui descendait de la charpente. En tout, j’ai fait 5 ans d’Anglaise et cela m’a ouvert à un autre monde. Alain Le Hétet était déjà là, il était junior.

J’ai commencé à introduire cela dans les équipes de France, s’entraîner avec des pao, des boucliers, de la protection comme des gants de sac. On pouvait copier une technique d’enchainement avec protections et, ensuite, sans protection. Ma conception était de s’entraîner sans protection pour la maîtrise du geste au millimètre ».

2-« Vidéo, dissection du mouvement, muscul’, tactique »

« Il fallait passer à la vidéo ! Cela nous a permis de travailler les positions, le freinage, la propulsion… On était dans la dissection du mouvement. Par exemple, on faisait des Mawashi geri, coup de pied avant. Mais on les faisait en 2 temps. Face à un Jap’, tu te prenais le contre tout de suite, puisqu’il t’avait vu arriver en 2 temps. On a travaillé la position des pieds pour une meilleure propulsion, le mouvement du genou… Mais pour bien comprendre le défaut du geste, il fallait que l’athlète le voit. Donc il fallait filmer.

Ensuite, il fallait passer à la muscul’. On faisait du gainage sur la fin du coup de pied. Il fallait faire de la muscul’ spécifique. Puis on travaillait avec et sans cible, sur raquette ou pao et, après, sans protection, il fallait travailler au mm toujours au même endroit. Ensuite, on peut passer à la tactique.

A l’époque, on travaillait un bagage technique spécifique, très pointu, et on faisait la tactique après. Souvent, aujourd’hui, quand je regarde je dis : « attention, vous êtes en train de faire la tactique avant. Vous faites de la compétition tactique, savoir quel est l’entraîneur qui est le plus tacticien que l’autre. Ce n’est pas ça… Reprenons l’exemple de l’Anglaise. Le gars monte sur le ring avec son prévaut et puis bing, bing, bing. Il a la leçon et, seulement après, ils parlent de la tactique ».

Ÿ 1992-1995 : « Avec la vidéo, je m’amusais. Je les passais tous au crible »

« Avec la vidéo, je m’amusais. Je les passais tous au crible. J’avais récupéré tout le mécanisme de la fédé. Je tournais sur des Bétacam. On pouvait passer au ralenti. Avec Thierry Masci, on filmait tout le monde à Montpellier. Dans l’image, on cherchait les amplitudes, les points d’appui, les points de retour…

Par exemple, si quelqu’un donnait un Gyaku Tsuki droit en attaque, s’il prend un appui talon, automatiquement, son pied va faire plaf ! Parce que, dans la suspension, il y a la hanche, le genou, la cheville, plus les pointes de pied. Cette suspension marche avec 4 choses qui s’emboitent. S’il y en a une qui est pétée, c’est l’autre qui va prendre le dessus mais je ne pourrais pas faire de retour. Si je fais un appui talon dans une attaque, je ne peux pas replier. Il va falloir que je m’efface complètement sur la jambe avant et c’est la jambe complète… donc je perds un temps fou. Il fallait absolument attaquer avec les pieds de travers, en appui pointe de pied (il montre). Comme ça, on pouvait frapper et revenir.

Un truc m’avait vachement surpris : l’amplitude d’Anselmo et de Braun. Braun faisait Mawashi jambe avant et son Gyaku. Il était assez complet sur une technique jambe avant et les deux poings. Anselmo, c’était surtout les poings, mais alors quelle amplitude !

Dès 1990, j’ai rassemblé tout le monde pour créer un collectif. Il y avait trop de divisions. Chacun avait son secteur. Il fallait que tout le monde arrive à s’entraîner ensemble, il fallait une mixité totale. J’avais la conception qu’une équipe de France, c’était une équipe complète, masculin et féminin.

Il a aussi fallu changer les modes d’entraînement, qu’ils soient plus modernes, plus créatifs. Par exemple, on allait s’entraîner avec des chaussures sur un terrain de foot ou une piste d’athlétisme, on travaillait un mouvement, on le copiait dans notre tête et on le répétait au Dojo. Il était alors plus facile à reproduire sur le tapis.

Globalement, j’avais copié la Boxe anglaise et adapté ses méthodes au Karaté. Par exemple, il suffisait d’allonger un peu les positions et tu étais dans le moule. Les déplacements étaient plus style boxe anglaise… Tout le parcours n’est que de la recherche. Il faut trouver une faille. C’est une remise en question ».

Ÿ 1996 : « DTN, c’était bien. Il y avait tout à faire… »

« Depuis 1993, j’étais DTN adjoint. Je me suis intéressé aux relations avec le Ministère des sports. Et depuis longtemps, j’étais rentré dans le monde de l’INSEP, dans le monde des autres sports. J’étais très curieux des autres sports, de leur pratique, de leur fonctionnement… Je savais à peu près comment le poste de DTN fonctionnait.

C’était un poste qui était bien à cette époque. Il y avait tout à faire ! J’ai appris à l’intérieur du Ministère des sports un fonctionnement et comment introduire ce fonctionnement, qui était moderne pour moi, à l’intérieur de la fédé qui marchait encore à l’ancienne. J’ai arrêté d’entraîner l’équipe de France en 1995. Je deviens DTN en 1996.

Il fallait lancer cette fédération dans le monde, celui de l’olympisme, et aussi le monde des autres sports, ne pas rester enfermé sur nous-même et avoir une petite politique rétrécie. Il fallait ouvrir. Mais je voyais que la porte de la modernité n’avançait pas.

Et il y a eu une époque très particulière de 1998 à 2000 puisque Delcourt arrête en 1996, après 35 ans de présidence. Cette fédération était à bout de souffle. Il faut remonter aux années 72 à 80 pour l’expliquer. C’est une fédération qui a grandi de manière hors normes, par un gros coup de cul !... Les films de Bruce Lee sont sortis… ».

2-« Bruce Lee… Le message est complétement passé à l’envers !!! Extraordinaire ! »

« Regardez les films de Bruce Lee et le message qu’il envoie. Il porte un truc noir avec des boutons en bois. C’est un Chinois qui n’arrête pas de casser la gueule aux Japonais en blanc, aux mecs du Karaté donc ! (il rit). Le message est complétement passé à l’envers !!! Au lieu de passer à l’endroit et dire : « Ouah, les Chinois, qu’est-ce qu’ils sont forts ! Ils cassent la gueule à tous les Japonais et aussi aux Américains (avec Chuck Norris) », le message est passé à l’envers !

Au lieu de Kung Fu, cela s’est appelé Karaté chinois. Et c’est le nom de Karaté qui est passé en première ligne. Comme il n’y avait que des clubs de Karaté, tout le monde allait au club de Karaté parce qu’ils avaient vu des films de Kung Fu ! En marketing, c’est extraordinaire !

Cela a été une chance pour le Karaté mais aussi une malchance. Il a grandi trop vite ! Et avec des mannes financières partout, les clubs, la fédération… Il manquait de place pour la réflexion. On va comparer la situation à un jeune qui est gâté par ses parents. S’il n’est pas éduqué, il ne grandit pas très bien et il peut aller à la perte ».

Ÿ 1998 : « Il fallait aussi voir nos défauts. Le Taekwondo a compris le message du CIO »

« On est officiellement reconnu par le CIO en 1998. Le Taekwondo est déjà devant, ils ont tout de suite compris le message du CIO, comment cela fonctionne : casque rouge, casque bleu, plastron, protections. Il faut voir les qualités de ses adversaires mais il faut aussi voir ses défauts. Les gens du Karaté sont pourtant toujours à critiquer le Taekwondo.

Mais, dans le sport, quand tu es dans un village olympique, on ne dit pas que le hand, c’est de la merde et que le foot, c’est bien. Tout le monde est dans le même bain et tout le monde se fréquente. Il y a longtemps que l’on est dans un monde d’échanges, alors que le monde des Arts Martiaux est un monde un peu fermé. Ils sont persuadés, chacun dans leur discipline, que ce sont les meilleurs. Ils ne veulent pas voir et ils ne voient pas les autres. Le Taekwondo a compris qu’il fallait du spectacle pour le public, même si ce n’est pas le cas maintenant, mais ils étaient rentrés dans cette filière.

Ensuite, le CIO dit que les protections sont faites pour protéger l’athlète, pas pour se protéger soi. Le Karaté était dans la protection de soi-même. Je mets un protège-tibia pour me protéger. Je mets une petite mitaine pour bien piquer et taper dans l’autre. Cela ne fonctionne pas.

Et on portait la ceinture blanche et la ceinture rouge. C’était le drapeau japonais ! On n’était pas aux couleurs bleu-blanc-rouge universelles du Comité olympique comme on l’a en Boxe anglaise, en Lutte… C’est un handicap.

Ensuite, comme on n’a pas de protection, on a une réglementation qui n’est faite que de pénalités. Il faut donc inventer la protection pieds/poings, les couleurs, l’addition des points et là, tu commences à être conforme. Il fallait aussi voir nos défauts ».

« C’est pour ça que je me suis mis à la bière… »

« Ce n’est pas facile d’infiltrer l’idée du changement dans une Fédération Internationale. Pourquoi ? Parce que tout le monde parle son anglais à sa façon, tout le monde communique, c’est sûr, mais est-ce que tout le monde se comprend, est-ce que cela rentre dans la construction d’une même image, est-ce les mêmes mots ? Ce n’est pas sûr.

Il y a des réunions plus importantes qui se font au bar. C’est pour ça que je me suis mis à la bière (il rit). Parce que, dans une assemblée générale, il ne faut vexer personne, même si on a raison, même si on est sûr de son produit. Il faut bien faire attention à ça. Quand je dis au bar, c’est se faire aimer, c’est faire partie du groupe. Il faut aller voir les Anglo-saxons, les Germanophones, il faut faire passer son projet et le projet passe à l’extérieur et non pas à l’intérieur. Une fois que l’on a commencé à convertir un peu tout le monde, il faut se déplacer, il faut les faire venir, et cela prend du temps.

Toutes les expériences qui ont mené aux JO -les protections, les couleurs, les règlements…- se sont faites à l’Open de Paris à partir de 1996 ».

A SUIVRE

Lire épisode 1 : "1949 : Je suis arrivé de l'espace"

Lire épisode 2 : 1972-1980 : "Kallenbach m'avait à la bonne"

Berger

Sophie Berger fut l'une des premières Françaises à briller.